Ces châteaux de métal flottants recouverts de sigles gigantesques ressemblent, dès qu’on y pénètre, à des casinos. Même clinquant, même brouhaha de sons électroniques vulgaires, de voix télévisées, de musiques de supermarché, même mauvais goût, même hétérogénéité des voyageurs (ici, majoritairement suédois, à part une équipe de sport espagnole et une chorale d’enfants russe). Dans le hall d’accueil, cinq Africains en vêtement chamarré jouent une musique traditionnelle face à groupe de jeunes filles qui se tient sagement à six mètres de distance, comme au vieux temps des colonies. Alors que le bateau est encore à quai, certains ont déjà commencé à boire sérieusement et n’aiment pas qu’on leur fasse remarquer, ne serait-ce que d’un simple regard.
Je loge dans une petite cabine avec vue sur la mer. Du hublot, je vois défiler les pièces de plus en plus éparpillées du puzzle finnois qui donnent l’impression d’un pays qui se désagrège, partant en mille fragments rongés par les eaux. A l’horizon, les traces de fumée noire du volcan islandais s’agglutinent et se dissipent lentement. Mais ces navires qui naviguent de nuit ne sont pas conçus pour qu’on regarde le paysage, c’est même le contraire. Tout se passe à l’intérieur, dans le ventre du monstre qui dévoile l’une après l’autre ses mille et une facettes. Pour l’instant, les casinos sont vides, les tables et la roulette encore bâchées, les tabourets plantés bêtement autour de tables surélevées tandis qu’au sol s’étale une carpette jonchée de tâches que de petits motifs de couleur tentent de dissimuler. Le tissu élimé et fripé, distendu et plissé par endroits témoigne des milliers de chaussures venues le piétiner voyage après voyage.
Je repère quatre filles russes très jeunes que je prends pour des prostituées. Deux jeunes Indiens ou Sri-lankais les abordent en leur proposant de les prendre en photo sur les marches de l’escalier aux mille reflets. Les filles sont jolies, elles ont l’air très naïf. J’imagine de manière pessimiste qu’elles sont en route vers un bordel de Suède ou de Paris et qu’elles l’ignorent encore, persuadées d’avoir été embauchées comme danseuse ou chanteuse dans un cabaret. Je les revoie plus tard dans la salle du casino autour d’une bière. Les deux hommes orientaux semblent un peu ivres mais sans plus, ils parlent trop fort. Je m’imagine qu’ils pensent déjà à beaucoup de choses qui n’arriveront jamais, que les filles les plaqueront au moment d’aller se coucher, qu’elles laisseront leur adresse sur Facebook et que, petit à petit, elles se feront oublier… Et j’imagine aussi qu’écrivant à un frère ou à un cousin, l’un d’eux pour se vanter dira qu’il a une fiancée russe et enverra l’unique photo où on les voit tous les deux enlacés, prise tard le soir dans la boîte de nuit du bateau.
L’arrivée à Stockholm se fait en douceur, le lourd Ferry s’avance au train d’un sénateur, glissant dans un faible ronronnement entre les iles parsemées. Sur le pont, chacun prend son bol d’air et profite du soleil, trois petits vieux devisent penchés au bastingage, un jeune couple s’enlace sur le pont d’en haut tandis qu’au loin un autre ferry pointe au fond d’un fjord, deux garçons sautent dans l’escalier de métal blanc ou cherchent l’équilibre en prenant appui sur les rampes, un vieil homme et une jeune femme devisent, joyeux, assis sur un banc, un homme solitaire promène son chien en laisse, une fille photographie sa copine et le paysage, quand soudain le vent s’engouffre et retrousse sa jupe, laissant apparaître deux fesses dodues moulées dans un collant opaque.