Venise, encore et toujours, ville musée, sans âme vivante que je retrouve (enfin) à l’Arsenal. Impolitesse généralisée des commerçants, mauvaise bouffe, vulgarité de certains touristes. Peu d’émotions, finalement, devant ces cohortes de marathoniens du tourisme poursuivant essoufflés le drapeau brandi par leur guide, si ce n’est dans la basilique, soudain, de manière impromptue, lorsque je découvre la chapelle aux défunts. Je pleure pendant près de dix minutes en pensant à mon père, pour qui je n’en avais pas versé une lors de son enterrement. Je m’éloigne de mes deux fils pour me recueillir à l’écart puis leur propose d’allumer une bougie. Nous en trouvons une, longue et effilée, en retrait. Le plus jeune des deux l’apporte et nous l’allumons ensemble en tenant la longue tige blanche tous les trois. Recueillement. Je me surprends à faire un « chut » impératif à un père qui vilipende à haute voix son fils en italien. Il s’excuse.
Carnet de Venise
[ Extrait ]
Larmes de Venise
Stranger in the night en version sportive
Un couple se photographie l’un après l’autre exactement au même endroit et dans la même position, adossé au montant de l’embarcadère flottant de la ligne 2 de la place San Marco. Pourquoi cette volonté de réplique ? Quel concept se cache derrière ce désir ? Soudain leurs visages s’éblouissent. Sorti de l’ombre, dans cette nuit d’une chaleur étouffante surgit un homme d’une cinquantaine d’années, physique de sportif un peu empâté, chauve, teint hâlé, les yeux gonflés par l’alcool. Son corps, assez massif, est vêtu d’un pantalon noir pré-repassé et d’une chemise sombre à rayures grises brillantes. Il transpire abondamment. L’homme du couple fait un pas vers lui et lui adresse, dans un anglais approximatif, moulte compliments : « FANTASTIC ! So Romantic ! So much passion !… Oh, you were… »
L’homme chauve se redresse légèrement, bombe le torse et s’approche avec un sourire crispé. Mimant le geste de quelqu’un qui creuse sa tombe, il répond : « You know, without passion, better quit… » Le touriste continue de l’ensevelir sous les compliments et lui demande de poser avec sa femme qui n’en demandait pas tant, assise sur le rebord d’un casier empli de bouées de sauvetage. L’homme se met à côté d’elle tandis qu’elle compose exactement le même sourire que celui qu’elle avait affiché quelques minutes auparavant pour la photo en solo, le musicien avance la mâchoire et prend la pause en allongeant une jambe en avant. Quelque chose d’obscène se jouer à cet instant que la femme ressent, comme si son mari était prêt à l’offrir à cet homme pour une brève copulation, en remerciement du concert auquel il avait assisté à la terrasse d’un des bars de la place Saint Marc. J’en avait entendu quelques notes en longeant le palais des Doges tandis que l’homme chauve entamait « Stranger in the night » accompagné d’un piano et d’un synthétiseur.
J’avais remarqué alors qu’il parvenait à produire un son olympique avec son violon en déployant des gestes amples et jouant d’une manière athlétique. Cette version sportive de ce classique de la variété internationale avait atteint son paroxysme lorsque le carillon de la place Saint Marc s’était mis à sonner les douze coups de minuit. S’était alors engagé un duel entre le violoniste et les deux petits hommes de bronze martelant la grosse cloche, le violon parvenant, à coup de gesticulations du musicien, à ne pas se laisser couvrir ni même perturbé par cette sonnerie mécanique. Le romantisme échevelé prenait soudain tout son sens, combat harassant de l’homme cherchant à produire une émotion chez ses spectateurs tandis que la machine du temps les ramenait à des considérations plus terre à terre. Quelques minutes plus tard, le couple descendit et le violoniste poursuivit son chemin sur le vaporetto entouré d’autres Vénitiens faisant des blagues provoquant chez lui un sourire complice, réduit à nouveau à un homme ordinaire qui s’éloigna à grandes enjambées avant de disparaître dans une ruelle près de la station San Tomà.