Je me suis embarqué pour Cuba le soir de la finale de la coupe du Monde en 1998. Suivant le foot de façon sporadique, je n’avais pas anticipé l’événement et encore moins que l’équipe de France se trouverait en finale (je n’étais pas le seul). Dans l’avion de la compagnie Cubana de aviacion, j’ai entendu les résultats du match qui nous étaient communiqués but après but par le commandant de bord en espagnol. J’ai bien compris qu’il y en avait eu trois, mais j’ai cru que c’était le Brésil qui les avait marqués. J’aurais dû prêter attention à ce passager français assis au fond qui a commandé du champagne pour la circonstance. Après avoir traversé l’Atlantique, nous faisons une escale non prévue à Santiago, petit aéroport obligeant l’avion à raser les collines avoisinantes pour pouvoir se poser. On nous fait descendre et attendre dans une grande salle vide dotée d’une grande fresque commandée à un artiste officiel comme on en trouve souvent à Cuba – témoins lugubres de grands projets abandonnés, avec au fond une estrade sur laquelle quatre musiciens en costumes folkloriques qu’on semble avoir tirés de leur sieste jouent modérément Guantanamera devant une centaine de passagers azimutés par quatorze heures de vol. Ce vieux standard de la variété cubaine signifie littéralement « de Guantanamo » au féminin, ce qui, avec le recul des années, n’est guère accueillant ou peut s’interpréter comme une rappel adressé aux nouveaux arrivants de la présence récurrente sur le territoire cubain de l’ennemi nord américain. Le groupe enchaine avec le tube inoxydable à la gloire du héros disparu auquel personne ayant séjourné plus d’une heure à Cuba n’échappe : Comandante Che Guevara.
A l’arrivée à la Havane, tandis que la nuit s’installe, je fais la queue comme tous les passagers dans le grand hall, attendant de passer devant les douaniers présents en petit nombre. J’entends mon nom noyé dans un appel diffusé en espagnol et en anglais, m’incitant à contourner la queue. Pour une raison que je ne m’explique pas aujourd’hui encore, je fais celui qui n’entend pas et continue de piétiner avec les autres. Sans doute s’agit-il d’une manifestation de mauvaise humeur en réaction à ce traitement de faveur qui me déplaît, me refusant à être associé aux privilégiés d’un régime corrompu.
Une fois passé les contrôles, le chauffeur venu me chercher marque quelques signes d’impatience et me demande pourquoi je n’ai pas réagi aux appels. Je prétends n’avoir rien entendu. Tout en m’accompagnant à la Lada qui nous attend sur le parking pour y retrouver un autre homme qui va faire le voyage avec nous, il m’annonce le score de la finale et me félicite. Je comprends alors que la France a gagné et note que ma nationalité me donne d’un seul coup un certain prestige. Mais, bien vite, après les félicitations d’usage que j’accepte comme d’autres des condoléances pour un parent qu’ils auraient peu connu, j’ai droit à d’autres confidences : à l’évidence, le match a été truqué, les Brésiliens payés pour mal jouer et les arbitres étaient probablement dans le coup. Ma méconnaissance de l’espagnol m’empêche d’exprimer ma perplexité face à cet argumentaire et je dois me contenter d’arborer un sourire plein de sagesse, de malice et de sous-entendus.
Ces félicitations reviendront tout au long de mon séjour, chaque fois accompagnées de ce complément concernant les conditions suspectes de déroulement du match.