Premiers jours à Tokyo
Les Chinois logeant sur le même palier de l’hôtel semblent partis. Je n’entends plus leurs cris, matin et soir, quand, laissant ouvertes les portes de leurs différentes chambres, hommes, femmes et enfants transforment le couloir en annexe et le vingtième étage de l’hôtel New Otani en grand appartement.
Etranges femmes voilées, mains et bras recouverts de gants prolongés de longues manches, chapeau avec un tissu descendant à l’arrière pour protéger la nuque, masque sur le visage ne laissant entrevoir que les yeux à l’ombre de la visière, pour pouvoir se protéger des effets néfastes des rayons du soleil. Je m’interroge pour savoir s’il ne s’agirait pas d’une forme de coquetterie à double effet :
1) protéger la peau laiteuse comme un trésor qu’il conviendrait de maintenir en l’état.
2) séduire par l’effacement (le bon vieil érotisme du voile poussé ici à son comble, presque une sorte de masochisme tant ces corps se parent de façon particulièrement laide).
30 Juillet 2014
Lu dans le Japan Times qu’une jeune fille bien sage de la préfecture de Nagasaki a découpé sa meilleure amie en morceaux (motif encore non élucidé mais apparemment de peu d’importance). D’abord la tête, puis un bras, ensuite le ventre qu’elle a ouvert en grand. Elle avait tout organisé et même acheté spécialement un marteau pour lui fracasser le crâne avant de l’étrangler. La victime, aux dires de ses proches, était une jeune fille très gentille et sa meilleure amie.
A Tokyo, il existe un musée à la gloire des nationalistes qui présente les guerres du Japon comme purement défensives et pour le bien des populations combattues. La question du colonialisme n’est toujours pas réglée. Comme le vieux monorail qui relie l’aéroport d’Haneda au centre de la ville, on la laisse subsister à côté d’approches historiques plus objectives. C’est le côté « italien » des Japonais : l’accumulation plutôt que la dialectique, la cohabitation plutôt que la confrontation. En face de l’hôtel, un immense chantier destiné à construire un nouveau building a été interrompu pendant des mois car des protestataires tenaient à ce que soit préservé une sorte de manoir un peu kitsch construit probablement au début du XXe siècle situé au bord de la future nouvelle tour. Comme à Rome, ici, on rajoute des strates d’une époque à l’autre, mais on essaye de ne rien perdre en route. Ainsi les autoroutes, voies ferrées et simples rues, qui se superposent et se croisent au fur et à mesures des nouveaux ajouts dans une sorte d’entrelacement produit par pure logique d’accumulation et qui, in fine, constitue une esthétique de l’enchevêtrement cumulatif propre à cette gigantesque toile d’araignée.
Une amie japonaise me donne des nouvelles catastrophiques de Fukushima. Les ouvriers contaminés à des seuils insensés voient le gouvernement repousser les normes de sécurité d’année en année depuis mars 2011, comme il avait décidé de remplacer les compteurs Geiger avec écran d’information importés des États Unis installés dans les lieux publics de la région de Fukushima par des machines japonaises réglées de telle manière qu’elles minorent de près de la moitié les taux à travers les chiffres indiqués. Le Japon fait l’autruche.
Le taux d’iode dans l’air continue d’augmenter, signifiant qu’au moins un des réacteurs est en train d’exploser.
Elle me dissuade d’acheter des appareils électroniques fabriqués à partir de produits recyclés, souvent contaminés. « Tu veux rentrer en France ? », m’interpelle-t-elle en souriant.
Le face-à-face des passages piétons à chaque carrefour du centre de Tokyo donne lieu à la même chorégraphie. Ainsi, à Akasaka Mitsuke, tandis qu’hommes et femmes à mes côtés attendent (assez longtemps) que le signal passe au vert pour traverser, sur le trottoir d’en face, les passants s’agglutinent. Ils constituent peu à peu une masse imposante et bientôt inquiétante, tandis que, sur le trottoir où je me trouve, le nombre de piétons ne cesse d’augmenter. Au moment où le signal passe au vert, quand les deux masses s’avancent l’une vers l’autre d’un pas décidé, je crains un remake d la bataille des Thermopyles. Mais miraculeusement, les corps se croisent et poursuivent leur chemin sans le moindre accroc à un rythme trépidant.