A la première visite, il n’avait pas compris mais sentait l’oppression : une fois franchies les marches de la cour d’honneur, passée la casemate vitrée du gardien à l’entrée, descendu l’escalier qui s’enfonce lentement dans les profondeurs, franchi un sombre couloir où résonne le tumulte d’intermittents convois, arpenté les petites ruelles propres et désertes comme le quartier des Banques de Genève après six heures du soir, les pavillons entrelacés où se tortille, immobile, la chenille argentée de chariots tirés par un tracteur semblaient d’un autre monde, propre et inhabité, un projet d’architecte, un village témoin qu’on aurait oublié. Au dedans, ça ne raccordait pas avec l’en dehors, tout près mais de l’autre côté.
Ça n’est qu’après plusieurs passages qu’il prit conscience du subterfuge : à l’intérieur les murs descendaient plus profond d’au moins quatre ou cinq mètres. On avait creusé un grand trou, monté une palissade qui, vue de la rue, ressemblait à n’importe quel autre mur. Vu d’en bas, c’était une muraille. Ainsi seuls ceux qui y étaient enfermés savaient qu’ils étaient en prison. Un jour la vieille femme dût sortir, aller au grand hôpital pour faire un examen. Avec l’infirmier qui l’accompagnait elle s’engouffra dans le tunnel, grimpa en soufflant le grand escalier – l’ascenseur la terrorisa, elle ne put y entrer, franchit le couloir où se tenait la cahute vitrée et se trouva en surplomb de la cour d’honneur. Par dessus le mur d’enceinte, moins haut à cet endroit et parsemé de grilles, on voyait circuler les voitures, les bus, les passants dans la rue. Ses jambes commencèrent à trembler, tout son corps flagella, la sueur coulait dans son dos, elle sentit sous elle le sol se dérober. L’infirmier ne put qu’amortir la chute. Il appela au renfort, on la raccompagna sur un brancard à quatre pour porter ses cent kilos de graisse accumulée pendant les quarante trois ans pendant lesquelles, la plupart du temps affaissée dans son fauteuil de skaï à montures chromées, attachée à la taille pour ne pas tomber dans son sommeil chimique, elle n’était plus sortie du pavillon où sa famille l’avait fait internée.